Face à la crise du Covid-19, l’État a mobilisé des moyens exceptionnels d’une ampleur inédite en temps de paix pour protéger les Français et prévenir un effondrement économique et social. Le coût de la crise devrait faire bondir la dette publique à plus de 120 % du produit intérieur brut (PIB).
Les circonstances actuelles montrent que nous n’en avons pas encore fini avec la pandémie. Ce rapport traite de la situation dans laquelle nous serons après la crise sanitaire alors même que celle-ci n’est pas terminée. Les analyses auxquelles il procède comportent donc une part d’incertitude.
Si le bien-fondé de l’action massive et résolue des pouvoirs publics est reconnu, son financement soulève au moins trois questions.
La première question, est celle de l’origine de l’argent public. Comment se fait-il que l’État ait réussi à trouver des ressources pour faire face à la crise alors qu’avant celle-ci la question des économies semblait un enjeu important pour nos finances publiques ? Il faut être clair sur ce point : il n’y a pas d’« argent magique ». C’est bien par un accroissement de l’endettement, comme partout dans le monde, que l’État a mobilisé cet argent public.
La deuxième question est celle de notre capacité à nous endetter. Les rapports se sont accumulés ces dernières décennies pour dénoncer la dérive de nos finances publiques et expliquer que cela nous mettait dans une situation intenable à long terme. Or, force est de constater que la dette publique française ne pose pas de problème immédiat et qu’elle est soutenable dans la mesure où n’avons pas de difficulté à la financer sur les marchés, même après le bond de notre endettement en 2020. Concrètement, nous émettons de nouvelles dettes pour couvrir les déficits et rembourser les dettes qui viennent à échéance.
Si l’endettement n’est pas aujourd’hui perçu comme un problème c’est que nous bénéficions d’un environnement extrêmement favorable à plusieurs titres. D’abord, les taux d’intérêt sont très bas voire négatifs depuis un certain nombre d’années en raison d’un excès d’épargne au niveau mondial et d’un investissement insuffisant. S’endetter peut donc sembler indolore, car chaque année la charge d’intérêt de la France baisse. D’autre part, dans le contexte de crise, la France a réussi à s’endetter de façon exceptionnelle, notamment par l’action massive de la Banque centrale européenne (BCE), qui a lancé en mars 2020 un programme de rachat de dettes souveraines pour contrer le risque de déflation dans la zone euro, à l’instar des autres banques centrales dans le monde. Ainsi, près de 80 % de la dette émise par la France en 2020 a en réalité été rachetée par les banques centrales.
La troisième question est celle de la soutenabilité dans la durée de cette situation. Si l’endettement ne pose apparemment pas de problème aujourd’hui, pourquoi en poserait-il demain ? Faut-il se préoccuper de l’évolution de notre endettement ? L’analyse de la dette a changé ces dernières années, avec en particulier la remise en cause du ratio de la dette rapportée à la richesse nationale comme critère d’appréciation principal de la soutenabilité des finances publiques. Les plafonds d’endettement communément admis ont été largement franchis. Un consensus se dessine désormais autour d’une approche centrée sur les risques liés à la dynamique de la dette et la qualité de la dépense qu’elle permet de financer.
La dynamique de l’endettement en France est préoccupante car elle nous expose à trois principaux risques.
Le premier risque est celui de la remontée des taux d’intérêt à court ou moyen terme. Même si certains économistes mettent en avant la possibilité que les taux restent bas pour longtemps, une remontée ne peut pas être exclue, comme on peut l’observer aux États-Unis suite à l’annonce du plan de relance du Président Biden.
Le deuxième risque est celui de la stabilité de la zone euro. Notre trajectoire des finances publiques diverge de façon croissante avec l’Allemagne. Ainsi, si nous avions le même niveau d’endettement qu’elle en 2008 (60 % du PIB), nous atteindrons 120 % là où l’Allemagne sera à 70 % car elle aura réussi à faire baisser sa dette dans les périodes favorables. Or, des trajectoires trop divergentes au sein de la zone euro nous exposent à des risques de tensions et de remontée des taux d’intérêt entre les pays membres, comme nous en avons eu l’expérience avec la Grèce mais aussi plus récemment avec l’Italie.
Enfin, le troisième risque est celui de ne pas trouver de nouvelles ressources ou marges de manœuvre pour relever les défis de demain, comme celui de la transition écologique ou de la survenance d’une prochaine crise. Une des leçons de la crise que nous traversons est bien qu’il est indispensable de pouvoir disposer d’une capacité à répondre, le moment venu, de manière massive en mobilisant des moyens très importants. Pour cela, il est important de disposer de finances publiques soutenables sur le long terme.
Or, les travaux de notre commission mettent en évidence que, si nous poursuivons le même rythme d’augmentation des dépenses publiques, l’endettement poursuivra sa hausse continue dans les prochaines années et cela dans la plupart des scénarios plausibles sur la croissance économique. Sans perspective de stabilisation, la situation apparaîtrait alors comme intenable à long terme.
Si la crise a mis en avant le rôle décisif de l’intervention publique, elle devrait être aussi une opportunité pour imaginer et mettre en œuvre, lorsque nous en serons sortis, une nouvelle stratégie pour nos finances publiques.
Cette nouvelle stratégie doit tout d’abord éviter de reproduire les erreurs du passé. Il ne faut pas s’engager dans un programme de réduction des dépenses dès maintenant. L’intervention de la puissance publique, notamment à travers les dépenses d’urgence et le plan de relance, doit se poursuivre tant que nous ne sommes pas sortis de la crise. Accompagner la reprise et limiter au maximum les pertes pérennes de PIB renforcera notre capacité à stabilise la dette. En revanche, le « quoi qu’il en coûte » doit rester ciblé : les mesures de soutien dans la période doivent rester temporaires et concentrées sur les secteurs les plus touchés, au risque sinon d’amputer durablement nos marges de manœuvre.
Nous avons examiné un certain nombre de pistes qui émergent dans le débat public, que nous avons finalement écartées.
Tout d’abord, l’annulation de la dette détenue par la BCE serait une grave erreur et hypothèquerait notre avenir : celle-ci n’aurait aucun impact sur la soutenabilité de la dette dans le temps, se limiterait dans les faits à un simple jeu d’écriture comptable et surtout ferait perdre totalement le crédit de la France auprès des investisseurs qui renonceraient à lui prêter ou bien qui le feraient alors avec des taux d’intérêt beaucoup plus élevés. Ce serait la remise en cause de l’indépendance et de la crédibilité de la BCE, véritable pilier de la zone euro, et ouvrirait une crise politique avec nos principaux partenaires.
La dette perpétuelle n’est pas non plus la solution. Il s’agirait d’émettre des dettes sans horizon de remboursement pour se protéger contre le risque de hausse des taux d’intérêt. Or, si l’idée est séduisante, il n’en demeure pas moins que, en pratique, la demande des investisseurs pour des dettes de très long terme n’est pas suffisamment forte pour absorber la masse de nos émissions de dette. Le niveau actuel des taux plaide en revanche en faveur d’une poursuite de l’allongement des maturités.
Enfin, si l’évaluation et l’identification de la dette liée au Covid-19 sont nécessaires en termes de transparence, son « cantonnement » à proprement parler ne changerait pas la donne. Ce mécanisme consisterait à isoler la dette liée à la crise du Covid-19 en fléchant une ressource nouvelle ou existante pour son remboursement. Cela reviendrait à s’imposer une contrainte de calendrier pour éteindre cette dette alors qu’elle est dans les faits plus légitime. Par ailleurs, cela ne changerait pas la question du niveau de la dette et de sa soutenabilité. En revanche, pour répondre aux attentes d’information des citoyens, il serait utile d’évaluer la part de la dette liée à la crise du Covid-19.
Sur quelle stratégie alors s’appuyer pour améliorer la soutenabilité de nos finances publiques ?
Compte tenu du niveau déjà élevé de nos impôts, nous ne pouvons raisonnablement envisager de faire reposer la maîtrise de nos finances publiques sur la perspective d’augmentation des prélèvements obligatoires. Et parallèlement, tout allègement d’un impôt devrait être strictement compensé par l’augmentation d’un autre ou par des économies.
La priorité devrait donc aller à la maîtrise des dépenses, de faire en sorte qu’elles progressent moins vite que nos recettes. Cette maîtrise des dépenses devrait s’inscrire dans la durée car il est illusoire d’imaginer stabiliser puis faire baisser rapidement notre endettement, sauf circonstances macroéconomiques exceptionnelles lors de la phrase de reprise. En effet, selon la plupart de nos scénarios macro-économiques, faire baisser la dette à compter de 2025 supposerait de faire, dès 2022, des efforts sans commune mesure à ceux qui ont été consentis depuis 10 ans. La baisse de l’endettement à horizon 2030 est un objectif crédible à condition, d’une part, de créer un contexte de croissance favorable et, d’autre part, d’intensifier dans la durée les efforts sur les dépenses. Bien que difficile, c’est un objectif à se donner.
Ainsi, plutôt que se fixer un objectif de reflux rapide de la dette, la soutenabilité de nos finances publiques doit reposer sur notre capacité à maintenir dans le temps une dynamique des dépenses en deçà de celles des recettes. C’est ce qui nous permettra à terme de maîtriser notre endettement, ce qui garantira notre crédibilité et donc la soutenabilité de notre dette.
Or, pour conduire cette stratégie de long terme, nous sommes aujourd’hui largement désarmés.
Les règles européennes existantes sont devenues caduques, en particulier les références relatives au niveau d’endettement (60 % de PIB de dette). Si elles sont aujourd’hui suspendues, d’autres règles seront élaborées car elles sont indispensables dès lors que les pays de la zone euro partagent la même monnaie. Cependant, cela ne doit pas nous dispenser de revoir sans attendre nos propres règles, en prenant en compte le fait que les règles européennes prévoient un objectif d’équilibre des finances publiques sur le long terme.
Or notre gouvernance des finances publiques n’est clairement pas adaptée pour affronter ce défi. Elle est court-termiste et nous conduit à nous concentrer sur des politiques de rabot budgétaire au détriment de réformes structurelles de moyen et long terme. Notre gouvernance est éclatée, sans approche consolidée des recettes et des dépenses et avec un nombre d’entités publiques très élevé. Elle est, enfin, peu transparente et ne permet pas un débat éclairé. Une écrasante majorité des Français considèrent en effet qu’ils sont mal informés sur la dette publique.
Dès lors, la transformation radicale de notre gouvernance est une condition de la réussite de notre stratégie de finances publiques. Elle reposerait sur trois piliers :
1er pilier : créer une norme en dépense pluriannuelle et en faire une nouvelle boussole de nos finances publiques
La loi de programmation des finances publiques devrait définir à chaque début de mandat un objectif pluriannuel de dépenses qui concerne l’ensemble des administrations publiques (État, Sécurité sociale, collectivités locales). Le respect de cette trajectoire serait suivi chaque année sur la base d’un « compteur des écarts », décliné dans chaque secteur. Pour renforcer la crédibilité de cet engagement pluriannuel, nous proposons qu’en début de mandature, le vote du premier budget soit décalé de quelques mois le temps que le nouvel exécutif puisse élaborer sa stratégie pluriannuelle et que le premier budget s’y inscrive pleinement.
Pour éviter que cette maîtrise des dépenses ne se fasse au détriment des dépenses favorables à la croissance économique, un périmètre et un niveau plancher de « dépenses d’avenir » serait fixé en début de mandature. Celles-ci pourraient intégrer des dépenses vertes, des dépenses d’investissement et d’innovation et des dépenses favorables au capital humain.
2ème pilier : installer une vigie budgétaire pour une approche de long terme
Le renforcement de la transparence des finances publiques passerait par la transformation de l’actuel Haut conseil des finances publiques en une institution budgétaire indépendante dotée d’un mandat ambitieux et de moyens en propre, à l’image de ce que nous observons dans la plupart des pays qui ont réussi à s’engager dans une plus grande transparence et sincérité budgétaires.
Cette institution se verrait confier la responsabilité de la production indépendante de prévisions. Elle réaliserait les analyses de soutenabilité de la dette. Elle serait chargée du suivi de l’exécution de la trajectoire de finances publiques par rapport à la programmation pluriannuelle.
3ème pilier : approfondir le débat parlementaire pour une large appropriation démocratique des enjeux de finances publiques
Malgré les 22 000 pages de documents budgétaires publiées chaque année, la clarté du débat au Parlement et pour les citoyens doit être significativement améliorée. Il devrait tout d’abord reposer sur un document lisible et synthétique donnant une image fidèle du budget et de la dette, en accordant un temps plus long à la discussion de la trajectoire pluriannuelle, et en mettant en place une conférence nationale des finances publiques, en début de mandature.
Le débat parlementaire devrait privilégier les enjeux d’évaluation des finances publiques à travers la préservation d’un moment dédié, qui devrait être aussi l’occasion d’un débat sur la dette et les enjeux de long terme. À cet effet, un programme d’évaluation pluriannuel des dépenses, y compris des niches fiscales et sociales, pourrait être décidé et suivi directement par le Parlement.